Mixtape Avril 2016



Le marketing de la musique tente autre chose. On nous abreuve d'albums "surprise". On n'annonce plus rien, parce qu'il n'y a plus d'attente autour d'un album. Ce sont les singles qui font la loi depuis un bon bout de temps maintenant. Alors les artistes parachutent des albums de manière abrupte, d'une semaine à l'autre. Beyoncé, James Blake, Drake, Chance The Rapper, Radiohead. Il n'y avait rien, et voilà un album. On en parle. Le pari est à moitié gagné.

1. The War on Drugs - Touch of Grey (reprise de The Grateful Dead)
Day of the Dead (2016, 4AD)

Le 19 mai prochain verra la parution d'un gigantesque hommage au groupe The Grateful Dead. Un album de 59 reprises du groupe de rock californien, d'une durée totale de près de cinq heures et demie, sera édité par le label 4AD grâce à une initiative des frères Aaron et Bryce Dessner, du groupe The National. Il s'agit d'un projet caritatif et tous les bénéfices de la vente de ce mastodonte iront à l'organisation Red Hot qui combat le virus du SIDA à travers diverses projets culturels. L'album promet d'ores et déjà d'être un trésor puisque qu'il compte parmi ses invités un nombre impressionnant d'artistes incontournables de la scène rock indé, avec entre autres The National, Kurt Vile, Courtney Barnett, Flaming Lips, Unknown Mortal Orchestra, Wilco et de nombreux autres musiciens détachés de groupes comme Bon Iver, Sonic Youth, Grizzly Bear... Les morceaux ont déjà commencé à se glisser dans les playlists des radios et c'est ainsi que je suis tombé sur cette reprise de Touch of Grey par un de mes groupes favoris : The War on Drugs. Le tempo est rapide et les accords colorés, ce qui sied à l'optimisme de la chanson telle qu'elle est interprétée par Adam Granduciel et sa bande qui se sont parfaitement appropriés ce morceau de 1987, un des rares singles de The Grateful Dead à rencontrer le succès.
Note : Pour commander l'album, rendez-vous sur dayofthedeadmusic.com

2. Edward Sharpe and The Magnetic Zeros - Wake Up the Sun
PersonA (2016, Community Music Group LLC)

La joyeuse troupe des Magnetic Zeros est de nouveau sur la route. Depuis leur précédent opus, ils se sont débarrassés de Jade Castrinos, l’adorable voix qui entamait « Alabama, Arkansas » sur Home, le tube de leurs débuts. Castrinos a été virée comme une malpropre à la veille de leur précédente tournée en 2014 et le nouvel album a logiquement été produit sans elle. L’avatar-prophète Edward Sharpe a lui aussi été dézingué, Alex Ebert estimant qu’il n'était plus d'une posture vide de sens : sur l’album, son nom est barré d’une trait rouge à la bombe acrylique. PersonA est un effort collectif dans l'écriture, réussi et agréable à l’oreille sur lequel on retrouve le « son » Edward Sharpe : pléthore d’instruments arrangés au long de mélodies envoutantes et riches, des chœurs chauds et Alex Ebert plus que jamais chef d’orchestre avec sa voix vibrante, comme habitée par un esprit plus grand que nature. Wake Up the Sun ressemble à un conte avec son thème au piano, ses pauses et ses reprises, sa progression jusqu’au grandiose. Peut-être faudrait-il simplement changer de disque au niveau des sujets peace and love guimauve : le "No religion / My religion is Love" et "All that you wanted was all that you found in your heart" finissent par lasser au bout du quatrième album.

3. Girls Names - Reticence
Arms Around a Vision (2015, Tough Love Records)

Débarquant bruyamment pour gâcher la fête, Reticence cherche à se faire remarquer. Pour preuve, un début compact qui charge tambour battant, porté par des guitares enragées. Réclamant l’attention pendant une bonne minute ce morceau a de sérieux relents des Kaiser Chiefs de la grande époque d’Employment. Girls Names est du genre à cogner d’abord et poser des questions ensuite. Un bon gros moment de raffut et l’on coupe le son : voilà toute l’assistance suspendues aux guitares. Le morceau qui débute alors, le vrai, a un petit côté Libertines dans le style. Au chant, Cathal Cully a l’élocution trainante et chaloupée d’un loubard de pub, l’apostrophe de celui qui a pris quelques bières de trop. Fondé en 2009, le groupe est originaire de Belfast et pratique un rock alternatif tenté de punk et de lo-fi. Ces quatre gars on sorti en octobre dernier leur 3e album, Arms Around A Vision, marquant un virage vers un son plus sombre et plus agité.

4. M83 - Do It, Try It
Junk (2016, Naïve)

Originaire d'Antibes, le groupe français M83 sait composer des singles électro festifs aussi bien que des hymnes dream-pop aériens. Leur dernier opus Hurry Up, We’re Dreaming était un double album riche et réjouissant qui explorait le monde des rêves, des contes et de la mémoire. Très réussi, il avait récolté une nomination aux Grammy Awards, donné des singles chéris des radios FM comme Midnight City et recelait également des compositions star des publicités grandioses comme Outro. Ayant démontré son talent, Anthony Gonzalez semble avoir décidé de jouer à fond la carte eighties qui lui a souri au coup précédent sur son nouvel album, Junk, et se présente d’emblée avec la pochette d’album la plus kitsch de l’année. Do It, Try It est le premier single, un titre immédiat qui ressemble au fils de La Groupie du Pianiste et de Midnight City. Concentré de pop, le morceau est joueur dans les couplets et intense dans son refrain, se permettant des envolées à mi-chemin entre une pop luxuriante et des réflexes électro-house modernes qui font les yeux doux aux boites de nuits.

5. Urthboy - Daughter of the Light
The Past Beats Inside Me Like a Second Heartbeat (2016, Elefant Traks)

Urthboy est le nom de scène du MC Tim Levinson, un vétéran de la scène hip hop australienne puisqu'il y est actif depuis la fin des années 1990. Daughter of the Light est extraite de son cinquième album solo - il en compte cinq de plus avec le groupe The Herd. Il y rend hommage à sa mère qui a su l'élever malgré la pauvreté et plusieurs handicaps physiques. Mais la chanson est étrange tant elle paraît inégale : le beat est précis et le ton juste dans le premier couplet, jusqu’au pré-refrain qui sonne tout simplement faux. Est-ce pour mieux évoquer la démarche bancale de sa mère que la chanson semble déséquilibrée ? Quoi qu’il en soit, la force du morceau réside dans son refrain. Propulsée par des cuivres orgueilleux, la chanteuse Kira Puru éclipse complètement le reste de la chanson d’une voix maitrisée qui grimpe en deux temps vers des aigus accrocheurs. Incarnation de la lumière maternelle, sa voix fait basculer la chanson dans un registre pop irrésistible mais trop court : il y aurait sûrement eu de la place pour prendre le risque d’un palier supplémentaire tant le rap paraît faible après ce refrain.

6. My Morning Jacket - Touch Me I'm Going to Scream Pt. 2
Evil Urges (2008, ATO)

Un des sommets de My Morning Jacket, le second volet de Touch Me I’m Going to Scream éclipse le reste de la tracklist d’Evil Urges, paru en 2010. Comme un mouvement de symphonie rock, ce morceau superpose des personnages et leurs thèmes qui se déploient et s’entrelacent sur un intervalle de huit minutes. Dans un paysage qui dégage une anxiété diffuse, un synthé émerge et se prolonge dans une ligne de basse à trois notes. Vient ensuite un thème sautillant joué au QChord qui explore timidement l’espace de ce décor inquiétant. Soudain, la batterie lance le morceau et la basse se développe en soutien d’une voix légèrement trainante qui contraste avec le tempo volontaire de la batterie. Oh this feeling is wonderful / Don’t you ever turn it off. Une fois le premier refrain retombé, on retrouve le piano guilleret du début lors du bridge. Tout en crescendo et en ajouts successifs, My Morning Jacket compose ici un parcours ascensionnel passionnant. Chassée par des cymbales martelées, les voix de Jim James et Carl Broemel finissent par s’échapper par le haut et sortir du champ de vision. Un accord tranchant et elle reviennent, planant au-dessus du décor, acrobates, virevoltantes, sans distraire les percussions mais entrainant avec elles guitares et claviers. La fin du morceau est un long et calme atterrissage, qui voit un rappel du thème initial tandis que seul demeure le QChord qui ralentit, comme un cœur usé cesse progressivement de battre.

7. John Grant - Queen of Denmark
Queen of Denmark (2010, Bella Union)

Moins d’un an après avoir enregistré son premier album solo, Queen of Denmark, John Grant entrait à l’hopital pour se protéger de ses propres pulsions suicidaires, à 41 ans. C’était en septembre 2010. L’album avait profité d’un excellent bouche à oreille et ses chansons au ton sardonique placées sur des mélodies sirupeuses faisaient les joies de la presse critique. Les texans du groupe de folk-rock Midlake avaient prêté à Grant leur studio d’enregistrement, en profitant pour l’entourer pendant cette période difficile. Malgré cela, Grant expliquait qu'il importait peu d'avoir fait un "super album" : sa réussite ne résolvait pas ses problèmes personnels. L’album est la catharsis d’un homme poursuivi par un passé complexe – découverte de son homosexualité au sein d’une famille très religieuse du Midwest, addictions à l’alcool et la drogue, relations difficiles – qui a détruit jusqu’à la racine toute estime de lui-même. Sur la chanson Queen of Denmark, Grant trace une marque de fabrique : sa franchise, son humour, sa dérision dans le contraste entre le sérieux d’une mélodie monotone et le ton caustique des paroles. Derrière cette façade couve une haine de soi latente qui émerge par l’introduction d’une batterie militaire suivie peu après d’une éruption difforme, bestiale, à l’image de la démoniaque couverture de l’album. La diatribe du refrain est-elle adressée à lui-même ou à l’un de ses « amis » ? Difficile à dire. Pour finir sur une note moins sombre, il convient de dire que Grant va mieux et qu’il a sorti depuis deux autres albums de très bonne facture, dont le dernier était l’un des meilleurs de 2015.
Détail : à 2:48 on peut entendre l’un des musiciens se marrer brièvement après avoir plaqué un riff un couplet trop tôt.

8. Kevin Morby - Water
Singing Saw (2016, Dead Oceans)

J’ai l’intime conviction que Water est une grande chanson. Je l’ai écoutée parmi d’autres morceaux, après des chansons très différentes – disco, rock, country, cumbia – et à chaque fois les premières notes me font changer de territoire. Water crée son propre espace, installe une lumière douce et des pourpres de crépuscule, Water fait régner son propre temps et son propre rythme. Sur un synthé fébrile, avec deux notes de basse, la voix de Kevin Morby s’amplifie d’une goutte d’écho pour nous accompagner dans un moment de grâce. Le chemin est fait de rencontres. Des chœurs lui emboîtent le pas et bercent ses mots, puis un piano discret rejoint le groupe et appuie la prière jusqu’à son dénouement. Comme un fils prodigue qui retrouve son foyer aimant, l’incantation devient une allègre ballade, pleine, douce et rayonnante de joie diffuse. Le rythme accélère comme les langues se délient, chaque instrument gagne des notes. Avec Singing Saw et comme le prouve cette dernière chanson, Morby a franchi une nouvelle étape en tant que songwriter. Il articule avec sagesse les moments et les notes, les mots et les instruments. Sa poésie peut désormais se reposer sur la certitude de compositions riches et travaillées. Sa voix n’a plus à tirer sur les syllabes, elle règne plutôt, sage et sereine, prête à appuyer les mots avec un habile sens de la musique, parallèle à la mélodie. Water est un véritable poème, placé à la conclusion d’un grand album parsemé de merveilles.