La Mixtape #62


Alors que les Strokes s'apprêtent à sortir un nouvel album qui va certainement nous replonger en arrière, voici justement une nouvelle livraison de mixtape à remonter le temps puisque cette sélection date de la fin d'été 2018. Elle est chargée de pas mal de souvenirs comme mon obsession pour Night Shift qui a dû durer plusieurs mois, ou un voyage en Colombie avec les Avett Brothers en boucle dans l'avion entre Pereira et Carthagène, et Muerte en Hawaii au coin du feu à Ubaté. Merci les copains.

1. Brandi Carlile - Sugartooth
By the Way, I Forgive You (2018, Low Country Sound / Elektra)

Des vies et des personnages peuplent By the Way, I Forgive You, un recueil généreux sur le pardon paru en 2018. Brandi Carlile se souvient avec une tendresse amère de Sugartooth, garçon puis homme tourmenté par l'addiction, une existence tragique à tenter de sortir du mauvais chemin. Carlile détaille les errements, la détresse et surtout le regard de ces autres dont on s'éloigne irrémédiablement : "if you haven't been there you don't know the pain". D'abord calme, soucieuse de vérité, sa voix semble se charger d'un sanglot à mesure qu'elle se souvient de ce cœur d'or condamné dans l'Amérique des opiacées. Chavirant vers un vibrato immense, portée par un éclatant lever de batterie, elle fait décoller le morceau au troisième couplet, cognant chaque consonne comme pour conjurer le mauvais sort, venger la mémoire d'un type que la vie aura sans cesse vaincu. Pour By the Way, I Forgive You, Brandi Carlile s'est de nouveau associée avec les jumeaux Tim et Phil Hanseroth, collaborateurs de longue date et même "famille" puisqu'ils tournent tous ensemble avec leurs proches. L'album recèle de multiples trésors comme Mother, hommage à la maternité et à sa fille Evangeline ou The Joke, hymne vocalement majestueux aux enfants qui ne rentrent pas dans le moule. A trente-huit ans, la native de l'état de Washington est une figure incontournable de la scène folk américaine qui multiplie les projets. Elle vient de former avec Maren Morris, Amanda Shires et Natalie Hemby un supergroupe de battantes baptisé The Highwomen dont l'album éponyme est paru en septembre dernier.


2. The Decemberists - Annan Water
The Hazards of Love (2008, Capitol/Rough Trade)

Parsemé de tournures de vieil anglais, Annan Water nous plonge dans un concert d'instruments anciens où l'on croise un dulcimer, un orgue, une harpe et cette mandoline lumineuse, dont le grattement rythmé vient zébrer le sombre bourdonnement des prémices. Tout l'album The Hazards of Love développe un arc narratif inspiré du folklore écossais. Dans le premier morceau, Margaret se porte au secours d'un jeune faon blessé que se révèle être William, fils de la Reine de la Forêt. Elle tombe enceinte mais se fait enlever. Voici donc William devant la rivière Annan, réputée pour noyer ceux qui s'essaient à la traverser. Les cordes de toutes sortes se fracassent en un torrent gris, agité, menaçant qui recouvre la complainte du cavalier tant que durent les couplets. Seule la puissance d'une prière désespérée, a cappela, calme le tumulte d'Annan : ledit William y promet son âme en échange de son passage : "So calm your waves and slow the churn / You may have my precious bones on my return". Pour cet opéra folk qui était leur cinquième album, le chanteur et compositeur Colin Meloy a invité plusieurs amis artistes tels que Shara Nova de My Brightest Diamond ou Jim James de My Morning Jacket pour prêter leur voix aux personnages du conte.


3. Lucy Dacus - Night Shift
Historian (2018, Matador)

Ce sont de petites choses qui annoncent les grands séismes. D'une voix claire mais empruntée, Lucy Dacus raconte comme une anecdote le premier baiser d'après sa séparation. La basse intime, les cordes électriques graves, à la limite du sanglot, se retiennent. Peu à peu la parole se libère et l'ensemble gagne en assurance, comme une ballade. Que l'on ne s'y trompe pas, Night Shift n'est pas une simple breakup song. C'est un enterrement irrémédiable et cathartique, du genre à filer des frissons. La conclusion est déjà écrite : "You got a 9 to 5, so I’ll take the night shift / And I’ll never see you again if I can help it". Et les choses sérieuses commencent, avec cette rupture à la Creep, cette déchirure, le déluge, le paysage qui s’effondre version épilogue de Fight Club pendant que Lucy continue d’une voix égale, stoïque et sans fissure alors tout est en train de déborder derrière. La fin du premier refrain te laisse béat d'être encore en place pendant qu’elle fredonne dans les aigus sur la crête des décombres. Rien n’a cessé quand viennent encore une poignée de mesures immenses mais tassées au forceps. C’est trop, Dacus lâche prise et s’élance sur le tremplin sublime de ce deuxième refrain : "You got a 9 to 5 so I’ll take the NIIIIGHT SHIIIIFT" deux mots détachés à la hache, deux syllabes fracassant les murs, qui agrippent le coeur et font trembler le corps. Un miracle d’amour et d’espérance enfin libérés. Lucy Dacus est née en 1995, a 2 albums a son compteur, et incarne le meilleur du rock de ces dernières années. Un trésor à chérir.


4. Hot Chip - Atomic Bomb (reprise de William Onyeabor)
What?! (2014, Luaka Bop)

What ?! est un album de reprises de morceaux de William Onyeabor, publié en 2014 par Luaka Bop, le label de David Byrne. Plusieurs pointures (Byrne, Hot Chip, Damon Albarn...) s'emparent des morceaux de cet énigmatique as du synthé nigérian, reclus depuis le mitan des années 1980 et qui n'avait rien demandé à personne. Certains le disent revenu à la religion, d'autres le prétendent devenu chef de village ou entrepreneur dans son pays natal. Ce qui est certain, c'est que de 1977 et 1985 Onyeabor autoproduit neuf albums de synthé afrobeat dont la créativité continue de fasciner les DJ modernes. Puis il s'arrête et personne ne sait vraiment pourquoi. Décédé en janvier 2017, son parcours reste un mystère obscurci par un entrelacs de rumeurs - diplômé d'Oxford ? connexions russes ? En tous cas, Hot Chip s'est régalé à revisiter Atomic Bomb, titre au long cours qui gagne ici en relief et en couleurs. Les anglais changent le tic tac de la minuterie en une myriade de clapotis fugaces, mettant devant l'exubérant synthé cet obsédant pizzicato protéiforme. Seule la basse semble sérieuse et appliquée tandis que la voix intime d'Alexis Taylor et ses chœurs achèvent de donner à l'ensemble une désarmante impression de facilité.


5. The Avett Brothers - If It's the Beaches
The Gleam EP (2006, Ramseur Records)

Peu de chansons frappent si vite au coeur. If It’s The Beaches accorde une poignée de mesures. Puis la tristesse, immense et immédiate, le remords irrémédiable d’une voix qui implore : "Don’t say it’s over". La guitare bancale égrène des pincements vulnérables, déjà défaits. On comprend qu’il est trop tard : chaque regard en arrière ramène à la faute commise. Les "If I could go back" n’amènent jamais rien de bon. Pour achever de se faire mal, il se repasse un message d’elle sur son répondeur, un de ceux qu’il a gardés. Puis c’est le vide. Les cordes sont mécaniques, dans le vague. La complainte revient. Soudain, comme une éclosion d’espoir, ou de désillusions, il se met à promettre, à promettre comme on lache prise, à promettre parce que c'est vraiment fini et qu'il n'y aura pas de retour en arrière. Les Avett Brothers viennent de Caroline du Nord. Ils sont deux frères, Scott et Seth Avett, qui jouent ensemble depuis tout gamins, avec Bob Crawford à la basse et Joe Kwon au violoncelle. Leur musique se colore des teintes de la country et du bluegrass, de la folk, aussi, pour peindre tantôt des ballades lancinantes, tantôt des célébrations d'amitié ou d'amour qui se finissent au banjo et en tapant du pied sur les planches. Pour l'anecdote, un de leurs plus grands fan est Judd Apatow, qui leur a consacré un docu en 2018. Le film s'appelle May It Last. On l'espère aussi.


6. Saint Etienne - Dive
Home Counties (2017, Heavenly)

"Musiciens avec 25 ans d'expérience !" vante l'un des faux stickers multicolores collés sur la pochette de Home Counties, le neuvième album des increvables anglais de Saint Etienne. Le trio de Croydon s'est fait une place dans les clubs du Royaume Uni avec un son pop dansant à l'aube des années 1990. Oui, leur nom fait bien référence à l'ASSE, et l'intro de Foxbase Alpha (1991), leur premier album, est un extrait radiophonique en français en direct des tribunes. Jamais passés de mode, ils remettent le couvert avec 19 titres délicieux, dont Dive, qui nous prend par la main et d'une foulée pressée nous rapproche de la piste. Les hi-hats s'embrasent déjà, il n'y a pas de temps à perdre. Plus vite ! Les percus doublent le rythme et nous voici lancés en fanfare. Illuminée par des scintillements d'argent, Sarah Cracknell glisse sa main sur le micro et, de sa voix caramel, enrobe sensuellement ces prémices de folie. Ses accents sucrés se prélassent à contretemps, nous susurrant le souvenir de bien des divas discos. Les eighties sont en plein bourre. Le refrain claque par saccades chaloupées, des éclairs spatiaux zèbrent l'espace, des trompettes jazzy crépitent au-dessus d'une basse vermeil. C'est un plongeon dans une fontaine de jouvence, dont ou ressort la tête haute et les hanches en tourbillon.


7. Lomepal - Club
Flip - Edition deluxe (2017, Pineale Prod)

Quand j'ai fait écouter Club à mon frangin - qui s'y connait plus que moi - sa principale conclusion a été : "non mais Lomepal il faut qu'il arrête de parler de sa queue !". Club c'est l'histoire d'un mec arraché sur un dancefloor de boite, coincé hors du temps dans ce purgatoire, comme le Génie dans sa lampe. Le temps n'a plus de sens, autant le consacrer à la danse et à la drague. Tout le morceau tient sur un motif de basse aussi implacable qu'un stroboscope et un Lomepal qui décrit sans complaisance la parade. Antoine Valentinelli n'a pas pour habitude d'être tendre avec lui-même, comme en attestent la pochette de Flip et ses textes. Celui qui se décrit comme "un type banal, pétri de doutes, issu de la petite classe moyenne, avec un père absent, une mère sans travail" ne construit pas son mythe au travers de ses morceaux, à l'inverse de la plupart des rappeurs. Il a enregistré les voix de Flip dans la chambre d'enfant de l'appart HLM familial où il a vécu depuis ses 3 ans avec sa mère et ses soeurs. Il faut croire que les rappeurs angoissés n'ont pas moins d'attrait que les autres puisque Lomepal est devenu un phénomène dès son premier album et a chauffé Bercy à 1000° en novembre, deux soirs de suite.


8. Dr. Danny - Fly Me Back in Time
Lay It On Me Straight (2017, autoproduit)

Originaire de Long Island, Danny Ayala est un pote des frères Brian et Michael D’Addario du groupe psych-rock The Lemon Twigs, qu'il a accompagnés depuis tout jeune aux claviers et à la basse. Il s'est lancé en solo en 2017 sous le pseudonyme de Dr. Danny. Lay It On Me Straight était son premier EP de 4 titres. Fly Me Back in Time est un curieux mélange d'univers, des synthés cosmiques d'ascendance floydienne à l'acoustique attaque pop de ce refrain rayonnant qu'on dirait sorti tout droit des cahiers des Beatles. Ce "Bubblegum, told you / Promiscuous girls going past my high school" est répété ad lib, avant que le synthé monte en vrille de manière incontrôlée. Ayala fait preuve d'un sacré talent de compositeur puisque le morceau semble être un collage de deux chansons différentes, mais il fonctionne sans autres fioritures. Ces quelques mesures fleurent bon les premiers jours de l'été, quand le souffle léger du vent relève les cheveux des filles à la sortie du lycée. Un passé récent pour le bonhomme qui n'a que 19 ans à la sortie de l'EP.


9. Calle 13 - Muerte en Hawaii
Entren Los Que Quieran (2010, Sony Latin)

Sorti en 2012, Entran Los Que Quieran présente une immense palette de rythmes, de trouvailles, de sursauts, de personnages et d'influences tout en gardant l'ADN festif, rebelle et poétique qui a fait de Calle 13 l'un des groupes les plus influents d'amérique latine. Muerte en Hawaii se niche donc au cœur d'un album pléthorique et politique, comme un coquillage rare à l'abri du sable chaud. Ici, pas de sorties polémiques. Un ukulélé nous emmène en ballade sur la plage dans un farniente caribéen qui glisse dans les oreilles comme le soleil caresse la peau. Au micro, Residente joue l'amant bravache qui se la raconte, se comparant à Beethoven ou Garcia Marques pour impressionner une nana dont il est raide dingue. Il y a du théâtre dans cette vantardise débridée, il y a de la poésie dans cette fanfaronnerie espiègle et les mots roulent si bien sur la langue qu'on a envie de les apprendre par cœur et de les écouter à l'infini. Comme un rêve qui se termine à la sonnerie du réveil, un coup de feu désinvolte met fin à la ballade et il ne reste que les mouettes et le bruit de l'écume. C'était trop beau pour être vrai. Calle 13 est un duo portoricain formé par Residente (Rene Perez Joglar) et Visitante (Eduardo José Cabra Martinez) au milieu des années 2000. Ils se font remarquer très tôt avec le pamphlet politique Querido FBI qui dénonce l'assassinat d'un activiste révolutionnaire porto-ricain, mais aussi par des tubes reggaeton irrésistibles comme Atrevete-Te-Te. Capables de faire danser toute l'Amérique latine sur des paroles aussi obscènes qu'astucieuses, les deux rappeurs ont vite dépassé l'étiquette reggaeton : ils font cohabiter des thèmes tels que l'immigration, la corruption ou l'identité porto-ricaine avec la drague, les vannes et la fiesta dans des textes acérés, peu importe que le sujet soit grave ou léger.