La Mixtape #59


A ceux qui réveillent leurs voisins avec McCartney & The Wings, à ceux qui dansent sur les tables des bars, à ceux qui voient Robert Plant dans Mario Cuomo, aux organisateurs de non-anniversaires, à ceux qui finissent trempés mais heureux, à ceux qui restent sans savoir pourquoi, à ceux qui rentrent après que Paris s'éveille, à ceux qui se sentent bien ensemble et à ceux qui savent s'abandonner, cette sélection est pour vous, surtout pour vous. Puissiez-vous y trouver de la joie.


1. Cut Copy - Need You Now
Zonoscope (2011, Modular)

La pochette de Zonoscope a toujours été l'une de mes préférées. Sur ce photomontage que l'on doit au japonais Tsunehisa Kimura, les deux emblèmes de la skyline new-yorkaise que sont l'Empire State et le Chrysler Building se voient "rafraichis" par une immense cascade. Le guitariste Tim Hoey interrogé en 2011 voyait là l'image de l'empoignade entre les nouveaux instruments synthétiques et ceux, analogiques, constitutifs de "l'ancien monde". N'est-ce pas aussi, secrètement, le vœu que la musique des 4 australiens du Cut Copy ne déferle sur les Etats-Unis ? Zonoscope est le troisième album du groupe, celui qui suit la révélation et le succès de In Ghost Colours, et mâtine les sonorités électroniques de touches plus pop. L'album est d'un bloc, moins porté par des tubes que par des enchaînements et une richesse dans les collages sonores. Need You Now ouvre l'opus dans un crescendo dynamité par les percussions impétueuses de Mitchell Scott à la batterie. C'est toujours la voix suave de Dan Whitford qui nous prend par la main, qui ouvre les portes et les horizons, porté par le va et vient d'accords sinueux qui continuent de gonfler sous lui. On ne se rend compte de la hauteur prise par la vague que lorsqu'elle se brise.

2. Roxy Music - True To Life
Avalon (1982, E.G. Records/Polydor)

Entrer en Avalon est toujours un abandon. Il faut laisser de côté l'agitation du monde et pousser la porte d'un royaume musical qui perdure au-delà du présent. Roi de l'azur, prince des nuées, le maestro Bryan Ferry nous observe à distance, planant avec la bienveillance de ses ailes de géant. Sa musique vient d'en haut : il flotte, impérial, au-dessus des foules terriennes. Avant-dernier morceau de l'album, True to Life n'a pas la renommée d'Avalon mais il en a la noblesse. Le décor est empreint de calme et de mystère, les accords sont distillés par touches qui résonnent et se consument sur le parchemin des percussions réduites à l'essentiel, car seul le rythme du temps est immuable. Les instruments sont comme des personnages qui hantent un labyrinthe et se révèlent tour à tour pour une seconde, susurrant leur son avant de s'éclipser encore. Pour leur huitième et dernier album, Bryan Ferry, le guitariste Phil Manzanera et le saxophoniste Andy Mackay ont sculpté en studio un majestueux monument de grâce et de légèreté. Bryan Ferry décrivait son album comme "10 poèmes, ou nouvelles qui, avec un peu de travail, pourraient être assemblées en un roman", et rappelait que la légende du Roi Arthur faisait d'Avalon "le lieu ultime des rêves romantiques".

3. Cullen Omori - And Yet the World Still Turns
New Misery (2016, Sub Pop)

Un clavier qui décoche ses notes comme les flèches persistantes d'un soleil qui s'étire, une voix d'opale qui se balance avec nonchalance et tout à coup le fracas d'une grosse caisse pour lancer un entêtant solo de guitare : Cullen Omori ne ménage pas ses effets. And Yet the World Still Turns porte tout l'inertie de son titre dans son tempo et fait la part belle aux aigus lancinants dans les solos de synthé et de guitare. L'épaisseur du morceau le nimbe d'une réconfortante chaleur, qui s'estompe peu à peu comme elle est venue. Jusqu'à ses 25 ans, Cullen Omori était le chanteur des Smith Westerns, groupe de lycée devenu étoiles montantes du rock indé à guitares. Tandis que son batteur Max Kakacek part former Whitney, Omori confectionne l'album New Misery pour donner forme à ses angoisses de jeune adulte qui doit refermer le chapitre d'une jeunesse insouciante. Plusieurs démos de l'album ont été écrites chez son collègue (et membre du groupe) Adam Gil après leurs journées passées à nettoyer des brancards et des fauteuils roulants à l’hôpital, au son du Top 40 de la radio. Peut-être est-ce l'origine des touches pop qui arrachent New Misery au piège d'une autodérision maussade et délétère. Il y parle à l'enfant qu'il était, examine sans cesse ses propres faits et gestes, ses habitudes nouvelles, cherchant à définir les contours de ce lui-même qu'il connaît mal.

4. Vagabon - Fear & Force
Infinite Worlds (2017, Father/Daughter)

Le premier album de Laetitia Tamko est emprunt d'un mélange d'appréhension et de férocité qui rendent particulièrement attachantes cette new-yorkaise de 24 ans d'origine camerounaise. De l'appréhension dans des moments folk épurés où elle explore à petit pas ses humeurs indécises et la vulnérabilité qu'elle ressent. "I feel so small, my feet can barely touch the floor" sont les premiers mots de l'album, sur la chanson The Embers. Plus loin, elle chante : "I'm just a small fish and you're a shark that eats every fish" et répète ces mots comme un leitmotiv. Pourtant il y a cette férocité impétueuse qui accompagne sa voix frêle, ces grandes vagues intermittentes de batterie et de riffs râpeux qui déferlent avec fracas, des vagues qu'elle surplombe et qui se dispersent aussi soudainement qu'elles étaient venues. Repérée en 2014 par Jeanette Wall, fondatrice du label Miscreant Records, elle a pu publier un premier EP nommé Persian Garden, qui apprit à ses parents qu'elle était une vraie musicienne. Avant son départ du Cameroun à l'âge de 13 ans, Tamko avait baigné dans la musique sans s'en rendre vraiment compte. Elle passe les années suivantes isolée dans une banlieue blanche américaine. Elle s'équipe d'une Fender à 17 ans puis commence Vagabon dans ses années universitaires, toujours à l'insu de sa famille qui n'espère d'elle qu'un diplôme d'ingénieur informatique. Si tous ceux qui l'ont connue débutante confirment qu'elle a grandi artistiquement, on entend toujours sur les 8 morceaux d'Infinite Worlds ce tremblement dans la voix qui vient des tripes et d'une mise à nu cathartique.

5. Alex Lahey - Wes Anderson
B-Grade University (EP) (2016, autoproduit)

Wes Anderson est un rêveur qui bâtit des univers colorés et des personnages à la sympathie désarmante, un réalisateur dont les films sont autant de sucreries irrésistibles. La chanson éponyme de la jeune australienne Alex Lahey partage cette légèreté de ton au charme immédiat. Les guitares mélodiques, les "ow, ooh-ow, ooh-ow" de fin de couplet, la description rieuse des petits détails d'une relation amoureuse sont autant d'adorables bonheurs qui incitent à l'optimisme et rendent le morceau particulièrement attachant. La décontraction contagieuse d'Alex Lahey s'exprime sur les cinq chansons de son EP B-Grade University, où elle se présente avec autodérision et décrit les doutes de son quotidien universitaires et de ses aventures de jeune vingtenaire. Originaire de Melbourne, Lahey a lâché l'université pour se concentrer sur l'écriture de cet EP autoproduit et sorti à l'été dernier. Fin 2016, la radio Triple J s'en était emparé, choisissant notamment le morceau plus rock You Don't Think You Like People Like Me, autre incontournable de l'EP. Cette petite popularité lui a permis de signer chez l'excellent label Dead Oceans (Kevin Morby, Destroyer, The Tallest Man on Earth...) qui la distribue aux US et semble en mesure de lui permettre de produire un excellent premier album.

6. Simen Mitlid - Vacation
Vacation (2016, Koka Plate)

Avec ses percussions cycliques et ses tintements, Vacation évoque une échappée estivale à vélo. Les premiers coups de pédale nous poussent hors de la ville et voici bientôt la campagne qui s'ouvre devant nous, offerte pour combler le regard. Les arrangements évoquent les ombres qui défilent ou bien les traits blancs sur le bitume que l'on dépasse en cadence. L'air est doux sur notre visage. Nous voici au sommet d'un petit plateau, puis nous basculons dans une agréable et longue descente en roue libre, tout en reprenant notre souffle. Avec cette composition rafraichissante, le norvégien Simien Mitlid touche du doigt cet état de liberté de l'âme que l'on appelle insouciance. Vacation fait partie d'une collection de singles que le natif d'Os, âgé de 26 ans, publie au fil des années sur le label Koke Plate. Si son premier album semble en préparation depuis l'éternité, il a désormais une demi-douzaine de morceaux publiés depuis 2013 et chacun vaut le détour.

7. Temples - Strange or Be Forgotten (Jono Ma Even Stranger Version)
Strange or Be Forgotten (Jono Ma Even Stranger Version) (2017, Heavenly Recordings)

La pop psychédélique du dernier album de Temples se prête à merveille aux triturations en tous genres. Volcano est le second opus du quartet anglais formé en 2012 et s'accompagne de nombreux singles remixés. Ici, c'est leur collègue Jono Ma (guitariste de Jagwar Ma) qui se charge de trafiquer à sa sauce Strange or Be Forgotten. Tout cela commence par un abus de cowbells remises au premier plan et une répétition d'onomatopées zeppeliniques sur un beat moderne, tout en conservant le motif de percussions. On a le sentiment d'écouter une bande magnétique qui se dirige vers un inéluctable dysfonctionnement. Les cinq premières minutes sont une expérimentation appliquée, un collage laborieux qui retient les notes et enfle progressivement. Lorsque la bulle éclate, le refrain initial est dilué en échos glissants sur une portée qui semble à nouveau vierge. Les accords y coulent en nappes irisées, emplissant l'espace tandis que le beat revient, apaisé.

8. Arcade Fire - Everything Now
Everything Now (2017, Sonovox Records)

Le très attendu nouvel album des montréalais d'Arcade Fire est sorti le 28 juillet, l'un des seuls vrais blockbusters de l'été. Il s'agit d'un album décevant, écrasé par son propos, lequel dénonce à longueur de slogans la tyrannie de "l'infinite content", à savoir l'immédiateté de la consommation de masse. Le ton alterne entre le sombre et le pale, la répétitivité sans génie. Certains morceaux sont particulièrement limités en termes de composition et d'arrangements (Chemistry, Infinite Content), un comble lorsque l'on songe qu'Arcade Fire a fait son succès par des hymnes riches à l'instrumentation pléthorique - Wake Up, Rebellion (Lies) - et que les morceaux chatoyants ont toujours été leur marque de fabrique - Haiti, Sprawl II, Afterlife. Aux extrémités de ce naufrage, deux chansons échappent au bouillon : en conclusion de l'album, l'ultra-mélancolique We Don't Deserve Love. En ouverture de l'album, l'hyper-dansant Everything Now est un morceau rare par son éclat débridé. Bâti autour d'un motif de flute de pan entendu par Win Butler, il invoque les pianos d'ABBA comme pour un carnaval et réussit à ressusciter "l'esprit Arcade Fire" cette euphorie qui l'espace d'une chanson vient panser les plaies du doute quotidien.

9. Clap Your Hands Say Yeah - The Skin of my Yellow Country Teeth
Clap Your Hands Say Yeah (2005, autoproduit)

Alec Ounsworth et ses quatre compères se sont rencontrés dans un lycée du Connecticut et ont fondé leur groupe en 2004, en faisant de leur nom est une profession de foi limpide. Leur premier album est produit en-dehors du système des labels et remporte le soutien d'une myriade de blogs musicaux. CYHSY fait fureur sur Internet. Des étudiants guettent le facteur qui va déposer sur le pas de leur porte l'album tant attendu, qu'ils ont acheté en ligne sur la foi de critiques passionnées. A l'écoute de morceaux comme The Skin, on comprend pourquoi. Le rock de ces cinq-là est contagieusement rafraichissant, c'est un concentré d'énergie, un élixir de jouvence. Quelle pêche, quelle ardeur ! On a envie de sortir courir en hurlant dans la rue, de boxer l'air, ou de former son propre groupe. The Skin, c'est un type qui ramasse ses affaires un par une - chaque instrument joue son thème pour se mettre en route, clavier, batterie, guitare, basse, dans cet ordre. Une mesure tous ensemble, un dernier regard, et la fuite commence. "Run, I'll do no more this walking". Les motifs de guitare et de basse ferraillent tout au long du morceau, d'abord ordonnés au sein des couplets puis propulsés tous azimuts dans l'immense fête que sont les ponts d'après refrain. Ounsworth machouille ses syllabes et étire ses mots de sa voix nasillarde, en martelant ses cordes dont les notes s'envolent en tournoyant. En bout de course les motifs s'éteignent un par un, comme ils étaient partis - basse, guitare, batterie, clavier. Nous voilà à bout de souffle, les mains sur les genoux et le sourire aux lèvres.