La Mixtape #61


Le temps est déraisonnable. Certaines heures sont des éternités d'attente mais il peut suffire d'un instant pour illuminer des jours entiers. Souvent, ces instants-là sont remplis d'une suite de notes, d'un paquet brut d'émotions inattendues ou, au contraire, d'un feu connu et retrouvé avec joie. Il en va de même de la vie des groupes. L'ivresse de la création peut bercer des années entières ou se consumer en quelques mois. Cette sélection comprend surtout des titres issus d'albums confirmés, riches, différents. Slow Club écrit à la fin de son aventure, Car Seat Headrest revient sur ses pas, les Talking Heads sont en route vers la consécration. Le tout est encadré par deux premiers albums, pas moins méritants. Bonne écoute !

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1. S.C.U.M. - Whitechapel
Again Into Eyes (2011, Mute)

Sur Whitechapel, Thomas Cohen étire son chant sombre noyé de reverb sur les faisceaux scintillants du Moog de Samuel Kilcoyneaux, qui abuse lui aussi des échos de cathédrale. On imagine le groupe dans la pénombre d'une nef, éclairé tout en contraste par des rayons d'argent qui crèvent le ciel d'Albion. Après ces prémices aériens, le morceaux tournoie lentement vers son ancrage post-punk, lorsque le punch de la batteuse Melissa Rigby vient frapper la cadence. Pour l'anecdote, S.C.U.M. signifie Society for Cutting Up Men Manifesto, une référence ironique au titre du pamphlet féministe dans lequel Valérie Solanas prône l'éradication du sexe mâle. Les cinq étudiant en art de ce quintet londoniens étaient tous des mecs avant de virer leur batteur précédent. Ils avaient dix-sept ans lorsqu'ils ont fait leurs premières armes en live, en 2008 dans les clubs de l'East London, habillés de noir et portant des crucifix autour du cou. En 2011, avec un peu plus de bouteille et un peu moins de velléités d'avant-garde, leur premier album Again Into Eyes a eu les faveurs de toute la presse anglo-saxonne tant ils recelait de promesses. Hélas, les singles Amber Hands et Whitechapel resteront à jamais solitaires puisque les membres de S.C.U.M. se quittent en 2013 pour poursuivre des projets personnels.

2. Slow Club - In Waves
One Day All of This Won't Matter Anymore (2016, Moshi Moshi Records)

Difficile de dire si In Waves relate l'état d'esprit de Slow Club lorsqu'ils enregistrent ce qui sera leur dernier album. Après 10 ans d'une relation commencée à Sheffield en 2006, Rebecca Taylor et Charles Watson se sépareront peu après sa sortie, à la suite de leur dernière tournée anglaise à l'hiver 2016. Ce 5e album, intitulé One Day All of This Won't Matter Anymore, enregistré avec Matthew E. White, dégage un son plus calme et plus country que leurs disques précédents, qui exploraient un spectre allant de la pop au rock à guitares. Malgré l'aboutissement de l'album, le sentiment d'impasse créative et de stagnation eut raison de leur partenariat musical. In Waves, cependant, est un témoignage juste et vibrant de l'insidieuse agonie des jours qui se consument, cette sensation de n'aller nulle part et de n'avoir pas plus d'espoir d'être heureux demain que la veille. Dans cette grisaille rampante, pourtant, certains réveils sont splendides, certaines soirées sont furieuses d'une ivresse entière, d'une énergie invincible qui embrase le corps et l'âme. Non seulement le texte de Slow Club saisit avec une acuité poignante ces sentiments mais Rebecca Taylor en sublime la vérité lorsqu'elle fait valser de vie les voyelles du refrain : Days spent waiting in my living grave / Then turning up at parties like a hurricane / But it comes in waves. On entend même dans ses accents brisés la détresse de ne pouvoir capturer cette plénitude passagère, nourricière, qui s'en va échouer sur le rivage, dont seule l'écume reflue.

3. Jarvis Cocker - Baby's Coming Back To Me
Jarvis (2006, Rough Trade)

Tout va bien, car Elle est revenue. L’Univers, dès lors, n’est que paix, joie et bienveillance. Jarvis Cocker, incrédule comblé, évoque le fantasme de ces retrouvailles : Now she's come back to hold my hand / And we go walkin’ / And the years have all melted away. Tout le bruit du monde s’est retiré et l’on n’entend plus qu’un ballet délicat entre cette contrebasse pincée et des gouttes de xylophone qui se frôlent, reviennent, s’effleurent timidement. Chaque note respire dans le souffle de l’autre. Chaque pas se pose dans l’ombre du précédent. En 2006 le fantasque leader du groupe britannique Pulp fait paraître son premier album solo, signé simplement Jarvis. C’est le même type qui a composé les tubes les plus dingues des années britpop (on ne se demande plus « Blur ou Oasis ? » quand on a entendu Common People). C’est toujours cette même silhouette désaxée en costume de tweed derrière ses lunettes carrées, qui n’a jamais su quoi faire de ses mains pendantes, non mais regardez-les. Eh bien Jarvis a écrit ce Baby’s Coming Back to Me pour l’album de Nancy Sinatra en 2004 mais a décidé de le reprendre lui-même pour en faire du bonheur diffus, un élixir de paix à vaporiser en aérosol. Ecoutez-moi ce xylophone retomber en pluie. Une vraie drogue.

4. Langhorne Slim - Zombie
Lost at Last, Vol. 1 (2017, Dualtone)

C'est le coup classique. Le truc qui peut arriver à tout le monde. Tu trouves une fille magnifique, adorable, vous avez plein de choses en commun, une vraie complicité. Rien que de penser à elle tu te retrouves avec un sourire béat, à attendre impatiemment votre prochain rendez-vous nocturne. Enfin, tout de même, un doute. Il pleut des cordes et elle n'a pas froid. Ses lèvres sont glacées. Elle lit des bouquins sur le cerveau humain. Mais bon sang mais mais... c'est une zombie ! La da da la da da / La da da la da da / She's a zombie. Avec ses malicieux accents de comptine, sa chorale qui reprend en chœur la révélation du refrain, Zombie est est un chef d’œuvre d'humour absurde que l'on se prend à fredonner à tue-tête. L'américain Langhorne Slim nous conte son aventure sur un ton parfaitement enjoué et absolument désarmant. La chanson fait partie d'un éventail de ballades country faciles et joyeuses qui peuplent la majorité de Lost At Last, Vol. 1, son 5e album essentiellement consacré à chérir ce que la vie nous offre. Sur Life is Confusing, le natif de Pennsylvanie chante Can we be happy for a while / Can we just sit here, shut up and smile, sur Ocean City il se souvient des étés à la fête foraine, avec des compositions chatoyantes où des touches de tambourin et d'harmonica achèvent de faire pétiller les arpèges solaires de sa guitare folk. Un album idéal pour retrouver la pêche.

5. DeWolff - Tired of Loving You
Roux-Ga-Roux (2016, Electrosaurus Records)

Le trio néerlandias DeWolff est né en 2007 avec l'association des frères Pablo et Luka van de Poel et de l'organiste Robin Piso. Ce trio aussi prodigue en live que prolifique en studio a sorti son premier EP en 2008 avant de signer 7 albums studio supplémentaires. Roux-Ga-Roux est leur 5e album, une échappée au coeur du blues rocks de la fin des sixties, début des seventies. DeWolff semble d'aileurs avoir mis un point d'honner à l'enregistrer entièremenet avec des techniques analogiques de l'époque. Les instrumentations ne comportent pas de basse, mais ce fameux orgue Hammond, omniprésent, qui rappelle Deep Purple et les Doors dans un paysage sonique aux créations audacieuses, traversé de vibrantes bourrasques électriques et de choeurs fiers. Les pistes s'enchainent et s'étirent souvent vers ou au-delà des cinq minutes, avec des pépites comme Sugar Moon ou What's the Measure of a Man ? Le sommet de ce Roux-Ga-Roux reste néanmoins Tired of Loving You, véritable vagabondage psychédélique en plusieurs tableaux qui dans ses meilleurs moments rappelle les voyages embrumés des Pink Floyd. Juste avant les trois minutes, la guitare de Pablo s'éprend soudain d'une irrépressible envie d'ailleurs, se sépare lentement de ses fripes sages et entame une combustion forcenée qui se termine dans un solo frénétique. L'orgue déboule alors en relais pour conclure ce crescendo progressif d'un feu d'artifice tapageur. Un régal de rock jouissif à mettre dans toutes les oreilles.

6. Hurray For The Riff Raff - Pa'lante
The Navigator (2017, ATO)

C'est seule au piano qu'Alynda Segarra clôt The Navigator, de sa voix perçante, encore en proie au doute. Ce 6e album est un voyage aux côtés d'une jeune fille qui cherche sa voie en Amérique, une jeune fille qui rappelle par bien des traits la chanteuse d'Hurray for the Riff Raff qui a grandi au sein de la communauté portoricaine du Bronx. Segarra leur rend hommage en même temps qu'elle leur offre un hymne de résistance. Pa'lante est un mot magique, un mantra historique, un symbole de lutte. C'était le nom d'un journal des Young Lords, un groupe de défense des droits des portoricains dans les dans les années 1960. Lorsque surgit la voix du poète Pedro Pietri qui déclame son Puerto Rican Obituary, la foi inébranlable en des lendemains meilleurs de ce "Pa'lante" fait résonner dans la voix de Segarra la fierté de cet héritage. Dans le quatrième acte du morceau, elle convoque les personnages de Pietri mais aussi des figures féminines comme la poétesse Julia de Burgos l'activiste LGBT Sylvia Rivera, qui participa aux émeutes de Stonewall en 1969, un des premiers évènements du militantisme gay, lesbien et transgenre aux Etats-Unis. Alors que le piano s'enhardit, Segarra scande chaque mot comme s'il était inscrit dans sa chair, jette chaque lettre de son identité avec une passion qui déborde des syllabes.

7. Car Seat Headrest - Beach Life-in-Death
Twin Fantasy (Face to Face) (2018, Matador)

Nous sommes en 2011, Car Seat Headrest c’est toujours Will Toledo seul dans sa chambre qui compose des démos par albums entiers, livrés brut sur Bandcamp. Twin Fantasy, son 6e album, est une phénoménale collection de titres à fleur de peau. Quelques pistes de guitares rèches superposées sont la seule escorte d’un trésor émotionnel majeur, de morceaux autobiographiques dessinés au canif. C’est déjà monstrueux. Or, en 2015, Matador fait le plus beau coup de la décennie et signe Car Seat Headrest, qui va pouvoir décupler ses forces tel un ado gorgé de P'tit Vittel. Toledo leur offre le dyptique Teens of Style puis Teens of Denial, 2 opus excellentissimes, avant de revenir vers Twin Fantasy. Avec tout son gang désormais rompu au live, il réenregistre l’album, enrichissant les chansons pour 1h11 d’orgie sonique qui finissent par sortir en février 2018. Beach Life-in-Death c’est 13 minutes en plusieurs actes, à bout de souffle, de l’amour fou à se jeter sous un train, un coming out en actes manqués, Will et sa paranoïa distraite, ses pulsions maladives, son autodérision décapante, désespérée et truffée de références aux petites choses de la vie. Beach Life-in-Death c’est un mode de vie, une mêlée crissante de guitare distordues, et puis une quasi-ballade monotone, en fait non revoilà le grattement frénétique noyé de fuzz qui t’emporte, te soulève, tu reprends ton souffle à la surface pour gueuler "I DON’T WANT TO HAVE SCHIZOPHRENIA" dans un fracas frénétique, un bordel généralisé porté par Andrew Katz aux percus qui s’escrime comme un dingue - le type porte un bandeau à la Agassi tellement il ruisselle. On n’en sort plus de ces appels-contre-appels fiévreux, de ces percées suraiguës qui cisaillent les tympans et on a envie de tout lâcher, de se laisser noyer de vitesse, on finira bien par être recraché par la tempête, par échouer là-bas sur la plage grise, le visage vanné mais vivant, la joue contre le sable, sans armure, reconnaissant.

8. Talking Heads - Heaven
Fear of Music (1979, Sire Records)

David Byrne et le batteur Chris Frantz se rencontrent au début des années 1970 à la Rhode Island School of Design. Débarqués à New York, ils persuadent la la copine de Frantz, Tina Weymouth, de se mettre à la basse, et recrutent Jerry Harrison, ex-Modern Lover comme clavier et 2e guitare. Les Talking Heads donnent leur premier concert au C.B.G.B.’s, en ouverture des Ramones. Il y a pire comme débuts. Fast-forward en 1979, Fear of Music est leur 3e album en 3 ans. Ils n’ont peur que d’une chose : avoir du succès. Ils remettent donc le couvert pour des expérimentations rythmiques cinglées mais brillantes, incorporent à leurs racines disco leurs premières influences funk et africaines sous la houlette du sorcier Brian Eno, rappelé pour la seconde de leurs trois brillantes collaborations. Musicalement, leurs compositions désorientent ; cet intellectualisme agité est leur marque de fabrique. David Byrne s’évertue à détailler ses obscures angoisses sur des compositions oppressantes (Memories Can’t Wait, Drugs) ou au contraire, hargneuses et exaltées (I Zimbra, Cities). Au milieu de cette procession rythmique étouffante, Heaven est un étincelant répit mélodieux dans lequel Byrne lâche des couplets caustiques sur le Paradis, un bar où tout le monde veut atterrir mais où l’on s’emmerde sévère. Il geint ses refrains plutôt qu’il ne les chante, gargouille des onomatopées, bref s’attelle à ne pas rendre son morceau trop plaisant, faudrait pas qu’il ait du succès. Il n’empêche que les accords de guitare lustrés et la basse soyeuse donnent à Heaven des vertus célestes malgré ce sabotage volontaire.

9. L'Impératrice - Masques
Matahari (2018, microqlima)

L'impératrice est depuis des années l'un des meilleurs groupes francophones en activité : leur son est dansant en diable, leur énergie fait de chaque live une fête jouissive. Depuis leurs débuts dans les caves parisiennes, le groupe d'Hagni Gwon et Charles de Boisseguin a toujours eu des compositions luxuriantes aux frontières du funk et de l’électro, où le groove est en mode majeur, où basse régale généreusement. Leurs pérégrinations de Cracki Records à microqlima nous ont fait attendre 2018 pour avoir un album, mais les nombreux EP à la production léchée ont sur entretenir l'attente. Avec l'arrivée de Flore Benguigui en 2015 et la sortie de Matahari en 2018, leur son d'album se recentre vers une disco-pop française chantée qui devient leur signature, confinant la fiesta débridée des débuts à des envolées instrumentales restées irréductibles. Sur Masques, Flore prend sa plus tendre voix d'ingénue et d'une caresse légère réchauffe de romance cette composition qu'un violon mystérieux entrainait dans une brume de vieux polar noir et blanc. Son souffle sucré, ses murmures secrets dominent une basse apprivoisée et charment le creux de notre oreille. Déjà pourtant les cordes s'égrènent tout en délicatesse et sa présence s'évanouit comme une impression fugace, une songe plaisant dont on se demande si on l'a vraiment vécu.

Photo d'en-tête par unsplash-logoDan Meyers