La Mixtape #60


Lorsque j’ai exhumé cette sélection qui date de 2017 (vache !) j’ai essayé de me remémorer dans quel état d’esprit j’étais à l’époque de sa constitution ; les raisons qui me faisaient aimer une chanson à l’époque sont-elles les mêmes qu’aujourd’hui ? Les morceaux, les paroles ont-ils pris un tour différent ? En fin de compte c’est surtout d’avoir vu certains artistes en live qui a laissé une trace, Big Thief notamment. En regardant dans le rétro je me dis aussi qu’il y a pas mal d’airs plutôt tristes dans la liste... J’allais m’en excuser, mais non, en vérité ça fait partie de leur éclat et c’est comme ça, un peu comme le chantait Lykke Li sur Wounded Rhymes : "Sadness is a blessing / sadness is a curse / sadness is my boyfriend / oh sadness I’m your girl".

Lien Spotify pour ceux qui ont (attention, la version de Lady Bug diffère)

1. Alex Cameron - Stranger's Kiss (duet with Angel Olsen)
Forced Witness (2017, Secretly Canadian)

Alex Cameron se présente comme un crooner raté, un showman gênant, jamais avare de déclarations prétentieuses sur sa capacité à casser la baraque. Il faut reconnaitre que les chroniques de son personnage romantique décalé sont attendrissantes en diable et ses paroles savoureuses à souhait. Forced Witness est un 2e album imprégné de frasques synthétiques grandioses, de percussions kitsch et bien entendu du saxophone de Roy Molloy, inséparable acolyte et "business partner" de Cameron. Par ailleurs au chapitre des potes, on ressent et entend sur plusieurs chansons (Runnin' Outta Luck, Politics of Love) la complicité avec Brandon Flowers, chanteur des Killers pour lesquels Cameron a écrit quelques morceaux. Stranger's Kiss est un duo flamboyant avec l'envoutante Angel Olsen, un sommet de désir tout en bas dans la dèche, entre deux corps qui ne veulent plus se quitter : In my dreams I miss you / And I wake up to reality's bliss / All I ever wanted and all I ever needed was right here / In a stranger's kiss. Ce refrain propulsé par des toms chaleureux et la lueur cathodique d'un clavier définitif laisse place à un Roy Molloy en majesté sur un solo bien senti. En tournée c'est la non moins épatante Holiday Sidewinder (quel nom !) qui donne la réplique à Cameron & Molloy ; lorsqu’elle attaque le couplet de sa voix de braise on ne manque jamais d’entendre en écho des éclats admiratifs.

2. Arcade Fire - We Don't Deserve Love
Everything Now (2017, Sonovox)

Au milieu du naufrage fumeux qu’est le cinquième album d’Arcade Fire, deux chansons seulement surnagent : Everything Now et We Don’t Deserve Love. La première est le single de tête, un tourbillon coloré construit sur le rythme de « The Coffee Cola Song » du camerounais Francis Bebey. La seconde, moins accessible, est un trésor mélancolique qui emporte la fin de l’album dans sa contagieuse lassitude. Win Butler égrène les couplets d’ouverture sur une route nocturne, cheminant vers un refrain où Régine Chassagne le relaie pour peindre un couple qui se consume. Au milieu de ses parents qui se déchirent, un enfant sans recul se demande s’il est digne d’amour. Arcade Fire renoue sans fioritures avec les thèmes du cocon familial (tout l’album Funeral) et de la foi (Neon Bible, en particulier Intervention) avec un refrain porté par un bref chapelet de percussions éclatantes, de chœurs clairs et toujours le violon lancinant de Sarah Neufeld, compagne de la première heure. La vacuité revendicative du reste de l’album semble être un mauvais souvenir tant We Don’t Deserve Love est une évocation magique et précieuse qui nous embarque en quelques strophes dans une tranche de vie poignante, un sursaut d’amour où les mots sont soufflés comme pour entretenir une flamme qui se meurt.

3. Angelic Milk - Rebel Black
Teenage Movie Soundtrack EP (2016, PNKSLM)

Too lo-fi to live, too gothpop to die : angelic milk (sans majuscules parce que ça porte la poisse) dégage une spontanéité absolument excitante qui prend la forme de morceaux courts, directs et francs. Reprenant les codes gothiques qui siéent à merveille aux tourments de l'adolescence, Sarah Persona et son clan ont le grunge en bandoulière et le maquillage qui dégouline. On la retrouve tantôt princesse, tantôt poupée trash, diadème au front de ses cheveux d'or, parée de dentelles roses mais armée d'une guitare et d'une fougue narquoise. En concert, le nom du groupe est placardé en police Halloween. Il faut bien ça pour secouer un public russe habitué à considérer toute musique domestique comme intrinsèquement moisie. La petite scène do-it yourself de Saint Brooklynsburg se serre les coudes pour s'autoproduire et attirer quelques autochtones à leurs concerts, de caves en garages en attendant l'été. Sur Rebel Black, angelic milk se rêve en fugueuse à la tombée du jour, icône dramatique fuyant une existence morose, cheveux au vents sur le siège passager. Contrastes et excès font la fraicheur du morceau. Une voix douce, empreinte d'innocence et quelques aigus perlés au xylophone semblent poursuivis par des percussions martiales et austères. Après un refrain à couvert, le raclement jouissif d'une guitare débridée corrompt ce ton ingénu. L'ensemble figure bien la révolte adolescente, où toute étincelle de désir se teinte de violence et de noirceur.

4. Tindersticks - Here
The Smooth Sounds of Tindersticks (1995, Sub Pop)

Here est une ballade austère du groupe Pavement écrite par Scott Kannberg et Steven Malkmus dès 1990. Ils y évoquent la recherche de sens, la vacuité des efforts déçus, la tendance à tromper la souffrance par des distractions futiles. Les anglais de Tindersticks surpassent l'originale en 1995 sur un vinyle 2 titres appelé The Smooth Sounds of Tindersticks, pressé par Subpop à 3000 exemplaires et passé presque inaperçu. Le groupe originaire de Nottingham, toujours actif, a depuis construit une discographie exemplaire en une douzaine d'albums et de multiples collaborations avec la réalisatrice Claire Denis. Here apparaît sur plusieurs compilations de raretés des années 1990, dont Donkeys, qui m'a permis d'entendre cette reprise plus de vingt ans plus tard. Come join us in a prayer / We'll be waiting, waiting where / Everything's ending here : Tindersticks, c'est avant tout le baryton de Stuart Staples, ici d'une monocorde beauté pour réciter cette complainte sublime et fataliste. On entendrait presque Leonard Cohen chantant une quasi-messe d'adieu où l'on perçoit un xylophone errer derrière le voile épais des claviers et violons lancinants. Malgré l'immense noirceur du morceau, Tinderstick parvient à irradier une sorte de confort qui rend cette tristesse presque berçante, chaleureuse.

5. Big Thief - Shark Smile
Capacity (2017, Saddle Creek)

Shark Smile, quatre minutes, 240 secondes, autant de frissons. Frissons de plaisir, d'être libre, lancées à pleine balle à travers la clarté torride du sud de Des Moines. Frissons sensuels, de ce long baiser cueilli au-dessus du frein à main. Frissons d'horreur, du souvenir du métal hurlant qui se tord, de cette main qui se tend vers le garde-fou comme s'il pouvait tout sauver. "Oooh, the guard rail. Oooh, the guard rail". Elle est stupéfiante cette douceur, cette légèreté dans la voix avec laquelle Adrienne Lenker conte ce crash qui efface une âme dans un fracas torturé. Il est trop tard lorsque l'on finit par comprendre pourquoi ces accords de guitare en dérapage dévient dans les aigus. On comprend enfin le présage des premières mesures, crissements effrénés, déplaisants. Mais ce sont eux, sur ces premières notes qui annoncent Shark Smile dans les salles de concert, et chacun connaît le début à la douceur de miel, et la fin au goût de sang. Il faut voir Big Thief, ce miracle d'émotions infinies retenues à l'intérieur d'Adrienne, qui parfois ne peut pas, ne sait pas comment affronter ses propres chansons. Trop d'émotions. Ce fut le cas en mai au Trabendo, avec son groupe derrière elle qui sait combien elle tremble et l'étreint de regards invisibles. C'est le cas à chaque concert lorsqu'elle libère ce qui la dévore, que sa voix devient noire, rauque, effrayante. Des frissons.

6. Greta Van Fleet - Safari Song
Black Smoke Rising EP (2017, Republic)

Black Smoke Rising est un EP de 4 titres sorti en mars 2017 par quatre gars du Michigan, dont trois sont frères et deux jumeaux. A propos de gémellité, ceux qui connaissent un minimum leurs classiques du rock à papa n'ont pas besoin de plus de quelques mesures pour penser à Led Zeppelin, l'un des groupes fondateurs du hard rock / blues rock des seventies. La première écoute est rafraichissante tant le son du mythique groupe anglais est passé de mode aujourd'hui, mais Greta Van Fleet reprend la recette de Led Zep' sur tous les tableaux, à l'excès selon ses détracteurs. La voix et les accents de Josh Kiszka s'envolent et résonnent dans les aigus comme les hurlements de Robert Plant ; les guitares semblent arpenter les mêmes décors saturés que Whole Lotta Love ou Black Dog ; les puissantes caisses claires et les cymbales frénétiques font plus qu'emprunter à John Bonham. Qu'importe, l'ascendance est assumée et le plaisir est de la partie : ce rock charrie une puissance réjouissante qui a immédiatement trouvé son public, jeune ou vieux.

7. First Aid Kit - It's a Shame
Ruins (2018, Columbia)

First Aid Kit est le duo formé de Klara et Johanna Söderberg, deux sœurs originaires des alentours de Stockholm dont les harmonies enchanteresses font mouche à chaque concert. Il faut les entendre en chair et en os pour ressentir à quel point leurs voix s’entremêlent et s'enrichissent. Ce sont des héritières de Simon and Garfunkel et d'autres grands noms de la folk américaine, de Dylan à Emmylou Harris, à laquelle les deux suédoises rendaient hommage dès leur premier album. Sur ce 3e opus, Ruins, on retrouve ces mélodieuses ballades où la pedal steel guitar et le clavier accompagnent des couplets nostalgiques chantés par Klara, rejointe par son ainée dans les meilleurs moments. It's a Shame est la piste la plus remuante, la plus riche, menée par des percussions bravaches et un orgue scintillant qui masquent complètement la frustration des paroles. Les deux sœurs y chantent de concert presque tout du long et on les entendrait même sourire tandis qu'elles parcourent toute l'étendue de leur registre vocal. Elles offrent ainsi un hymne à ceux qui savent garder un visage enjoué malgré les moments de spleen.

8. Patrick Watson - Places You Will Go
Love Songs for Robots (2015, Secret City)

Places You Will Go survient comme l’aboutissement heureux d’un long pèlerinage. La composition se révèle à pas feutrés, tel un havre de verdure qu'on découvrirait sous un soleil d’avril, un lieu reclus de douceur, de volupté. La batterie est au premier plan mais ses coups sont souples, adroits et bienveillants. La voix du canadien est une caresse fragile qui parfois s’enroule vers les aigus mais jamais ne se brise, confiante, apaisante, soutenue par le frottement frêle et soyeux des guitares acoustiques. Né sur une base militaire du désert de Mojave de parents canadiens, Patrick Watson a grandi à Hudson, au Québec. Sa carrière musicale commence vraiment lorsqu’il écrit des compositions au piano pour les images des autres. Il recrute alors un groupe puis le succès de quelques concerts les fait produire 1e album qui remporte le Polaris Music Prize en 2007 devant Feist et Arcade Fire, ce qui n’est pas rien. Watson a depuis évolué vers des compositions généreuses où les hymnes piano/voix sont supplantés souvent par plusieurs guitares mélodieuses et la batterie de Richie Kuster, comme ici sur Hearts ou Love Songs for Robots. Son sixième album, intitulé Wave, sortira en octobre.

9. Bumblebeed Unlimited / John Morales - Lady Bug (John Morales "Disco" Mix) (12" Version)
Lady Bug (1978, RCA)

Déjà, j'adore quand un morceau fait les présentations. On n'est pas des animaux, tu vois, y a des manières. On rentre un par un et on s'annonce. Sur Lady Bug c'est comme ça : d'abord le petit tom, puis juste derrière le conga en mode Sympathy for the Devil, ensuite le tambourin, l'espèce de triangle et alors juste ici c'est le moment où la basse sort deux fois deux notes et là j'arrête de faire gaffe parce que je suis en train de me faire retourner tellement ça s'annonce bien. Le conga peut toujours essayer de partir en samba c'est déjà la kermesse du groove quand la gratte se ramène. En 1978, Greg Carmichael et Patrick Adams réunissent sept musiciens de la scène disco new yorkaise pour sortir Sting Like a Bee, album de cinq pistes aux noms d'insectes. Ils se nomment "Bumblebee Unlimited". Leur Lady Bug est un hit fendard sur lequel deux coccinelles, l'un macho-man et l'autre ingénue, flirtent en lachant des vannes très bzz bzz. Et ça marche du tonnerre. John Morales est un DJ porto-ricain qui a percé à l'heure du disco-roi avant de devenu incontournable dans les années 80, notamment à travers son association avec Sergio Munzibai, qui officiait sur la radio WBLS. Leurs M&M Mixes sont le produit d'une période de 8 ans extrêmement prolifique où ils s'attaquaient aux meilleurs morceaux du Billboard Dance, R&B ou Pop. John Morales, qui était déjà en studio pour l'original de 1978, livre ici une version qui prend son temps tout en restant irrésistible.