Mixtape Juillet 2015


Il y a quelques semaines, Pitchfork publiait How Playlists Are Curating the Future of Music, une enquête examinant l'émergence et le rôle de la playlist en tant que nouveau medium de consommation musicale. L'auteur, Marc Hogan, y remarquait que malgré une poussée des nouvelles plateformes musicales vers les algorithmes de recommandation (Pandora, Spotify...), ces services accordent toujours une place importante aux curators, ces personnalités du monde de la musique (artistes, DJs, animateurs de radio...) dont l'oreille et l'expérience permettent de proposer des sélections de qualité. A une époque où tout utilisateur peut faire ses propres sélections et où les suggestions d'écoutes sont omniprésentes, on se tourne encore régulièrement vers des personnes considérées comme des références. Mais elles sont désormais concurrencées par des utilisateurs lambdas, étrangers au sérail, qui parviennent à capter la curiosité ou l'humeur des autres utilisateurs du service.

1. Leon Bridges - River
Coming Home (2015, Columbia)

Leon Bridges est né à Forth Worth, au Texas, en 1989. Enfant, il vit chez sa mère qui écoute Donnie McClurkin ou Anita Baker tandis que son père, qu'il visite pendant les week-ends, passe Curtis Mayfield et Stevie Wonder dans la voiture. Ces premières influences soul ne laissent pourtant pas de trace particulière chez lui : enfant de la radio durant les années 1990, il est fan de chanteurs hip-hop comme Ginuwine ou Usher. Après avoir pris confiance en sa voix au lycée et à l'université, il commence à écrire et à participer à des open-mic. Il a vingt et un ans. Pour lui ses chansons ressemblent plus à de la neo-soul ou à du R&B mais un jour, un de ses amis lui dit que ses démos ressemblent à du Sam Cooke, ce qui le pousse à explorer ses racines. Aujourd'hui, Leon Bridges est le nouveau visage de la soul américaine, avec un style proche de celui des fifties et sixties. Son album Coming Home est une révélation. Sur River, il entraine l'auditeur dans un swing nonchalant tandis qu'il appuie les syllabes à contretemps de son tambourin. Sa voix est une merveille et mène le choeur gospel sur les chemins d'une prière traditionnelle et poignante : Lord please let me know / Take me to Your river / I wanna know.

2. Miya Folick - Talking to Strangers
Strange Darling (2015, autoproduit)

Laissant émerger lentement son morceau au travers d'un début ondoyant, Miya Folick prépare l'espace de son récit. Le va-et-vient fait d'infimes vibrations sanctifie l'introduction et rend le public plus attentif, prêt à l'écoute. Miya pose alors sa voix calme mais ferme, puis graduellement plus assurée dans une montée émouvante. Elle fait le récit d'un apprentissage, celui de la relation à l'autre : Half of my brain was totally afraid that she'd hate me, never wanna see me again / And half of my brain was equally afraid that she'd like me, wanna be my friend. Tandis que le morceau se déroule on comprend qu'il s'agit d'un regard en arrière, douloureux parfois, comme cela nous arrive parfois lorsque l'adulte retrace les difficultés de l'enfance et les erreurs de la naiveté. Comment aimer et se laisser aimer ? L'adulte pourtant n'a pas forcément les réponses. L'immense part de soi livrée par la chanteuse fait trembler le refrain tandis que la chanson gagne en vitesse et en intensité, la musique emportant presque la parole dans ce qui semble être pour elle une façon de se délivrer.

3. Bouquet - In A Dream
In A Dream (2015, Ulrike + Folktale Records)

L'EP de Bouquet, duo pop basé à Los Angeles, contient cinq chanson qui invitent à se perdre, l'espace de vingt minutes, dans une électro délicate et presque magique. Sur In A Dream, les premières secondes laissent perler des gouttes d'eau qui éclatent entre les accords légèrement saturés. Le délicat rythme du morceau accueille alors la voix détachée et presque indifférente de Carolyn Pennypacker Riggs qui serpente à la surface. Comme pour faire éclater la bulle, sa voix s'anime sur le refrain et va décrocher d'autres hauteurs pour sortir de ce délicieux engourdissement. Le rêve qui emporte le duo qu'elle forme avec Max Foreman est celui de la recherche d'un état lointain de bien-être et de complétude : Let me stay in the meadows that I know from a thousand years ago / Here I lie with my love. La nostalgie est au cœur de ce désir de retourner, ne serait-ce qu'un instant, vers ce bonheur et cette volupté d'autrefois.

4. Years & Years - Shine
Communion (2015, Polydor, Universal)

Parfaitement équilibrée, Shine est un tube lumineux qui rappelle ce que Justin Timberlake a fait de meilleur. Au croisement du R&B et de la pop, le chanteur Olly Alexander (par ailleurs acteurs à ses heures) raconte pour une fois une relation solaire, celle qui le lie à Neil Milan Amin-Smith, violoniste de Clean Bandit. Voix suave, claquement discret tout en classe et en maîtrise en début de morceau, le chanteur tente de se contenir : I was biting tongue / I was trying to hide. Un regard, un frisson suffisent à faire éclater en couleurs le besoin d'un déclaration et en quelques syllabes, la passion vient crever l'armure pour projeter une piste de synthé rayonnante au sommet du morceau. Communion est le premier album de Years and Years, qui depuis 2013 sortait quelques singles par an. Lauréats du prestigieux BBC Sound of 2015 en janvier, ils sont les nouveaux rois de la synthpop britannique, ayant classé leur single King en tête des charts tandis que Shine suivait en deuxième position.

5. Ratatat - Cream on Chrome
Magnifique (2015, XL Recordings)

Cream on Chrome est un joyau dans le plus pur style Ratatat, une superposition savamment étudiée d'un nombre restreint de pistes qui produit un effet dévastateur. Avec en fond un crescendo à la basse mis en loop dès le début, le personnage principal de cette petite aventure est un thème de quatre notes sur 6 pincements de guitare (1-2, 1-2, 3-4) qui soudain se fait percuter par une comète. Après cinquante secondes s'abat un déchirement sauvage, en deux temps, comme si la mer qui se retirait brusquement... pour venir se fracasser sur la grève à la seconde suivante. On pourrait imaginer un clip fait d'immeubles que l'on dynamite, de structures qui s'effondrent, au ralenti puis en accéléré. Cream on Chrome est un jeu de lignes superposées aux variations millimétrées, tissé de main de maître tandis que le duo new-yorkais, fidèle à lui-même, vient prendre son pied à la guitare dans un jam de mi-morceau qui nous envoie flirter avec la folie. Cinquième album du groupe après cinq ans d'absence, Magnifique reprend les ficelles des albums précédents et s'il est loin de ne contenir que des bombes, il a le mérite de présenter quelques fragments de gloire.

6. Friska Viljor - My Boys
My Name is Friska Viljor (2015, Crying Bob Records)

Friska Viljor existe depuis maintenant dix ans et en est à son sixième album. Partisans d'un rock indé très joueur, franc et plein de vie, ces suédois semblent pourtant confinés aux ondes radio germanophones - un ami autrichien m'a affirmé que le groupe était assez populaire chez lui et très sympathique à voir en concert. En Allemagne ils ont déjà joué plusieurs concerts à guichets fermés et se sont trouvés bien placés sur les affiches de certains festivals d'été. My Name Is Friska Viljor est donc leur sixième opus et le groupe originaire de Stockholm y propose quelques morceaux rythmés et outrageusement sympas à l'instar de I'm on My Sofa I'm Safe ou My Boys. Sur ce dernier, porté par des claquements de doigts et un sifflotement enthousiaste, Daniel Johansson écrit sur le bien-être que l'on ressent lorsque l'on met sa vie en ordre : les problèmes qui disparaissent un à un, la joie de voir ses amis sans nuage noir au-dessus de sa tête, et ce sentiment de liberté se retrouve dans l'emballement jubilatoire du refrain.

7. Albert "Tootie" Heath, Ethan Iverson & Ben Street - ???
Philadelphia Beat (2015, Sunnyside Records)

En mars dernier est paru Philadelphia Beat, un hommage rendu par Albert 'Tootie' Heath au son de la ville où il est né en 1935. Batteur, il a enregistré avec les plus grands musiciens de jazz, de John Coltrane à Sonny Rollins en passant par Thelonious Monk ou Nina Simone. Cet album est le troisième qu'il enregistre avec le pianiste Ethan Iverson et le bassiste Ben Street, et ils sont rejoints par de nombreux invités locaux pour raconter des histoires, faire des blagues et tenter quelques paris. Ici, l'ensemble reconstruit puis explore un des grands classiques des années 1970 avec une attention marquée pour la musicalité du piano et la progression des accords. A la seconde écoute, lorsque l'on a compris de quel morceau il s'agit, on peut se rendre compte que l'exercice auquel s'adonnent Heath et ses deux comparses est une exploration de l'identité musicale du morceau. Ce qu'ils créent dépasse la simple reprise mais les nouvelles notes pourraient tout à fait appartenir à la création originale.

8. Josh Ritter - Getting Ready to Get Down
Sermon on the Rocks (2015, Pytheas Recordings/Thirty Tigers)
Réjouissez-vous, il y a un nouvel album de Josh Ritter qui arrive à l'automne. Ce sera le huitième et il portera le délicieux nom de Sermon on the Rocks. Pour annoncer la bonne nouvelle, le chanteur a permis à NPR de diffuser un premier single, Getting Ready To Get Down. Oui, le titre est parfaitement grivois, oui, la batterie est réjouissante, c'était obligatoire pour porter cette signature tongue-in-cheek qui caractérise les paroles de ce musicien de 39 ans, originaire de l'Idaho et particulièrement à l'aise avec le songwriting. Ritter voulait prendre une nouvelle voie avec cet album et l'a enregistré à La Nouvelle Orléans avec l'aide de Trina Shoemaker (ayant collaboré avec les Queens of the Stone Age, Emmylou Harris...), entouré de sa famille et de son groupe qu'il adore. Le passage en studio fut une joyeuse "aventure", selon le chanteur. Ce premier single raconte l'histoire d'une "ado à risques" dans une ville de la bible belt, qui a le défaut de faire des miracles lorsqu'elle se met à genoux. Ses parents inquiets l'envoient dans une école catholique du Missouri, ce qui ne fait que confirmer qu'elle sait déjà ce qu'elle aime : le saveur sucrée du fruit défendu...

Le morceau n'étant pas disponible à la vente à l'heure où j'écris, voici la vidéo publiée par le chanteur :