Paye ton stream



"Je veux continuer à faire de la musique, mais je ne suis plus certain de pouvoir y arriver sans vous". A 42 ans, après 8 albums et presque 20 ans de carrière, Jonathan Meiburg de Shearwater a fait le bilan. Dans un e-mail empreint de franchise et d'humilité, il a exposé sa situation aux fans du groupe : gagner sa vie sous les règles actuelle du marché de la musique est une gageure. Son témoignage donne le point de vue d'un artiste établi, mais pour lequel la norme des revenus "se situe plutôt dans la fourchette des 10 à 12 000$ chaque année". Dans son texte, Meiburg cite comme facteur aggravant la faible rémunération de la diffusion de sa musique sur YouTube : un million de vues ne lui rapporteraient que 500$. Le problème des revenus du streaming est connu, mais il continue de faire grincer des dents parmi les artistes.

Everything is free now

Vous croiserez certainement dans les tops de cette fin d'année la nonchalante trentenaire australienne Courtney Barnett. La "nouvelle reine du rock" est actuellement en tournée pour promouvoir son second album, Tell Me How You Really Feel. Pour chacun de ses concerts Barnett entame le rappel sans son groupe, en reprenant Everything is Free, une complainte folk composée en 2001 par la singer-songwriter Gillian Welch. La chanson est née d'une réaction de dégoût viscéral contre les dommages du piratage :
Everything is free now
That's what they say
Everything I ever done
Gotta give it away
Someone hit the big score
They figured it out
That we're gonna do it any way
Even if it doesn't pay
Barnett n'est pas un cas isolé. Phoebe Bridgers ajoute volontiers la chanson à ses setlists et le trublion Father John Misty a enregistré le titre pour... Spotify Singles, geste dont l'ironie semble avoir échappé à quelques-uns. Comme l'a remarqué Jonathan Bernstein du magazine Rolling Stone, le piratage a beau avoir diminué, le message demeure : les revenus perçus par les artistes pour leur musique sont faméliques.

L'industrie musicale remonte la pente

Pourquoi la musique enregistrée est-elle toujours aussi peu rémunératrice qu'au plus fort du piratage de masse ? L'industrie musicale a mis du temps à trouver des modèles économiques à la fois rentables et populaires auprès des auditeurs. Mais elle en a trouvé, non sans avoir subi la mutation des modes de consommation. Au niveau mondial, sur les 6 premiers mois de 2018, les revenus des majors Universal, Sony et Warner combinés s'établissaient à 6 milliards de dollars, dont plus de la moitié provenait du streaming. Aux Etats-Unis, la part du streaming dans les revenus atteignait même les  75% selon la Recording Industry Association of America (RIAA). Les 3 sources principales sont les abonnements payants à des services de streaming (Spotify, Apple Music, Tidal...), à des services numériques de radio personnalisées (Pandora, SiriusXM) et les revenus publicitaires de versions gratuites des services de streaming (YouTube, Deezer, Spotify...). Omniprésent, le streaming semble en passe de renflouer le music business.

La convalescence prometteuse de l'industrie musicale ne signifie cependant pas que les revenus de la musique enregistrée deviennent équitables pour les artistes. Le streaming permet bien d'accéder à une audience considérable, mais la rémunération d’une écoute a toujours été considérée comme insuffisante. Selon les plateformes, une écoute peut rapporter en moyenne entre 0,03$ et 0,001$. Votre chanson est jouée 1 million de fois ? Selon les plateformes, votre maison de disque récupère au mieux 30 000$, au pire 1500$. Au vu de la densité de l'offre, de la variété des contrats et de la multiplicité des ayants droits, il existe des myriades schémas de rémunération. A moins d'être une popstar reconnue, les centimes qui s'additionnent ne permettent pas de vivre de son catalogue.

Un rapport de force asymétrique avec YouTube

Comment rendre de la valeur aux chansons diffusées en ligne ? Une croissance soutenue du nombre d’abonnés premium permettrait de tirer vers le haut les revenus publicitaires et ceux des abonnements. L’ennui, selon l’IFPI, c’est que 35% des consommateurs de musique des marchés les plus matures ne voient pas pourquoi ils paieraient un abonnement à Tidal ou Deezer alors que ce qu’ils cherchent est gratuit sur YouTube. La plateforme d'hébergement est à l'origine de plus d'écoutes que toutes les plateformes de streaming à la demande combinées. Or comme le soulignait Jonathan Meiburg dans son texte, YouTube redistribue peu.

Si les revenus reversés par Spotify vous paraissent faibles, dites-vous que Youtube en reverse 7 fois moins. Plutôt que d'établir des accords pour la diffusion de musique, YouTube laisse les utilisateurs mettre en ligne les morceaux et attend que les ayant droits réagissent à leur notification - dans les cas où ils sont prévenus. Pendant ce temps, les revenus publicitaires restent captés par YouTube. Cette situation est permise par une législation datant de 1998, le "Digital Millenium Copyright Act" qui reconnaît aux plateformes une responsabilité limitée dans l'hébergement des contenus illégaux que leurs utilisateurs mettent en ligne. La taille critique d'une plateforme comme YouTube associée à ce statut juridique lui donne un avantage "injuste et peu efficace [pour le marché]" dans la négociation des revenus à reverser aux ayant droits, expliquant la faiblesse des sommes reversées.

La bataille du droit d'auteur à l'ère du streaming

Pour empêcher cette perte de valeur qu’elle a baptisé "value gap", la communauté musicale fait campagne depuis plusieurs années aux USA et en Europe pour une mise à jour règles de la propriété intellectuelle et le droit d'auteur. Une nouvelle directive européenne est aujourd'hui en phase finale d'approbation à Bruxelles après de longs mois de tractations. Pour adapter le droit d'auteur à l'ère du numérique, elle obligerait les plateformes d'hébergement comme YouTube à renforcer drastiquement son effort de contrôle des contenus protégés, via son article 13. Celui-ci exige notamment :
  • "des mesures efficaces de reconnaissance des contenus appropriées et proportionnées"
  • "des comptes rendus réguliers sur la reconnaissance et l'utilisation des œuvres"
  • "des dispositifs de plainte et de recours" pour les litiges

Le message adressé aux plateformes d'hébergement pourrait se résumer par : les moyens techniques pour identifier les ayant droits existent, vous êtes responsables de les mettre en œuvre et de leur reverser leur dû. La négociation finale approchant, YouTube a lancé une campagne tous azimuts baptisée "Save Your Internet" qui accuse l'article 13 de mettre en danger la liberté d'expression et les prises de paroles des cadres de Google se succèdent pour dénigrer la directive, tandis que les représentants des associations interprofessionnelles de l'industrie dénoncent l'agressivité de la désinformation orchestrée par Youtube. Le texte, voté le 12 septembre au Parlement européen, doit encore passer la phase de négociation entre les 3 institutions avant un ultime vote en fin d'année. S'il est adopté, il pourra alors être transcrit dans le droit national par chacun des états membres.

La proximité a de la valeur

Les artistes peuvent donc espérer qu'une victoire des labels finisse par leur apporter une compensation équitable pour la diffusion de leur musique. C'est essentiel dans le modèle actuel, mais cela ne suffira pas à les mettre à l'abri du besoin. L'industrie musicale demeure caractérisée par des rapports de force entre une myriade d'acteurs - artistes, labels, tourneurs, distributeurs physiques et numériques, dans lesquels il faut maintenant compter les GAFA. Infimes points lumineux dans un univers immense, les artistes disposent encore de choix variés créer un lien fort avec leurs fans - et le valoriser. Le live est la première source de revenus pour les artistes en tournée et il a le vent en poupe. Le merchandising se développe rapidement. Les systèmes de financement participatifs permettent un mécénat direct qui semble particulièrement adapté aux contenus culturels. Dans son e-mail du mois dernier, Jonathan Meiburg annonçait le lancement de sa page Patreon : ses mécènes peuvent s'engager à lui faire don de 10€ par mois, en échange de contenus personnalisés et exclusifs. En un mois, le chanteur de Shearwater a trouvé 200 mécènes. C'est peu, mais c'est déjà mieux que 3 millions de vues sur YouTube.