Mixtape Octobre 2015


Les mois s'écoulent dans une marche infaillible et les couleurs changent mais la musique, elle, n'a pas de saison. Il est fascinant de ressentir une nouvelle passion pour un morceau que l'on a longtemps ignoré, de découvrir des nouvelles nuances à une chanson que l'on croyait transparente. Il est tout aussi grisant d'être pris instantanément sous la coupe d'une instrumentation nouvelle. Mais en voyant que l'enregistrement de certaines chansons des années 70 est considéré comme une aventure, parfois une légende, que des livres entiers paraissent sur l'élaboration d'un seul album, je me demande si les meilleurs albums d'aujourd'hui auront demain une aura dorée.

La photo qui orne cette mixtape du mois a été prise par l'excellente Julie M., que je remercie pour l'honneur qu'elle me fait.

1. L'Impératrice - Sonate pacifique
Sonate pacifique - EP (2014, Cracki Records)

Proposer en écoute un morceau du groupe parisien L'Impératrice ne rend pas entièrement justice à la magie que ces 5 garçons insufflent dans leurs compositions. Dans ce voluptueux voyage qu'est Sonate Pacifique, l'oreille est embarquée dans une exploration sonore guidée par une grande assurance. On peut entendre les deux claviers qui s'entremêlent avec éclat, la basse maîtresse et impérieuse, la guitare virevoltante, la batterie discrète et douce. La première partie est un hymne d'insouciance, un délicieux survol de souvenirs légers qui devient, à la faveur d'un parfum plus vif, un invitation à la danse. Et pour ce qui est de la danse, L'Impératrice en connait un rayon. Une bonne moitié de leur répertoire est fait d'instrumentations endiablées qui se déploient à la perfection lors de leurs concerts. C'est en salle que je les ai découverts, vus, revus et encore revenu tant chacune de leurs apparitions est la promesse d'une fête dans l'une des petites salles de la capitale. J'ignore les titres de leurs morceaux car c'est à peine si je les écoute chez moi. Je suis de ceux qui attendent leur prochain passage. Leur dernier fait d'armes est d'avoir embrasé la Maroquinerie par une froide nuit d'octobre pour la sortie de leur troisième EP, Odyssée. Ils seront en janvier à la Gaîté Lyrique.

2. Blank Realm - Palace of Love
Illegals in Heaven (2015, Fire Records)

Illegals in Heaven ou les clandestins au paradis. La poésie alliée à l'enthousiasme couronnent Palace of Love, lancée par le duel aérien entre la guitare vibrante de Luke Walsh et les claviers de Sarah Spencer. L'intro envoie le groupe virevoltant dans une cavalcade débridée sur laquelle le chanteur a des accents d'un Dylan électrique rajeuni. Il ne faut pas se fier à ces accents juvéniles : les quatre de Blank Realm sont des vétérans de la scène underground australienne et il leur aura fallu dix ans pour parvenir à Illegals in Heaven. Daniel, Luke et Sarah Spencer, accompagnés de leur "frère spirituel" Luke Walsh ont d'abord été adeptes de chansons plus sombres, denses et expansives. Leurs pérégrinations musicales les a conduits sous la houlette de plusieurs labels tandis qu'ils développaient un style pop rock déterminé, lumineux, à bout de souffle, tout en gardant leurs racines lo-fi. Tel le Daydream Nation de Sonic Youth, le cinquième album de Blank Realm est un aboutissement, une signature, le son d'un moment de certitudes libérées qu'ils ont voulu enregistrer en studio pour marquer d'une pierre blanche ce nouveau chapitre de leur carrière.

3. The Feelies - Moscow Nights
Crazy Rhythms (1980, Stiff)

Crazy Rhythms est un ovni. C'est le premier album indémodable d'un groupe de 4 types qui n'ont pas le physique de l'emploi et qui sans vendre des montagnes d'albums ont laissé une empreinte durable sur la scène indé de leur époque. Look complètement square, pochette d'album d'un bleu ciel quelconque mais voilà, chaque piste de cet album est une folie furieuse. Le titre ne ment pas. Sur chaque chanson le groupe se lance bille en tête dans un flou mêlant guitare minimaliste et percussions à réaction. Ce sont des moments frénétiques, emportés, répétés jusqu'à enfler démesurément. Le ton est sincère, apeuré ou possédé, Glenn Mercer sonne comme un télévangéliste en transe ou un type qu'on aurait forcé à jouer un flingue sur la tempe. Ce tremblement dans la voix devient une marque de fabrique absolument fascinante sur des chansons comme Forces at Work, Crazy Rhythms ou Everybody's Got Something To Hide (Except Me And My Monkey), reprise des Fab Four. Dans sa version originale, Moscow Nights est précédée de 40 secondes de vent dans le mix avant que la basse n'intervienne en crescendo. En fin de morceau les guitares triturées jusqu'à l'extrême cascadent vers un dernier accord brutal qui sonne comme le premier accord de Hard Day's Night. Un coup de maître.

4. Mystery Jets - Lorna Doone
Serotonin (2010, Rough Trade)

Des cloches en début de morceau évoquent la quiétude champêtre, peut-être en référence à l'histoire de Lorna Doone, roman anglais publié en 1869 et situé entre le Devon et le Somerset, au 17e siècle. Dans une petite vallée un fermier respectable tombe fou amoureux d'une paysanne qui s'apprête à marier sous la contrainte le chef d'un clan de hors-la-loi... Le morceau part tel un incendie. La batterie entre en action, grandiose et téméraire, comme une salve d'artillerie. Si l'on allume encore des briquets lors des chansons d'amour, il y a tant de passion dans Lorna Doone qu'il faudrait brandir des fumigènes. Une guitare saturée tournoie dans les aigus tandis que la voix de Blaine Harrison entame les vers définitifs d'un feu qui ne saurait s'éteindre. And I wish I could say I believe This is goodbye / But I don't / No I don't. Les Mystery Jets sont un groupe british créé par Blaine Harrison au début des années 1990. Il avait douze ans et avait décidé que son papa Henry et un copain feraient parfaitement l'affaire pour lancer un groupe de rock. Ils ne seront véritablement actifs qu'à partir des années 2000 avec un line-up composé à l'époque de cinq personnes. Serotonin était leur troisième album et ils ont annoncé un cinquième opus intitulé Curve the Earth pour janvier 2016.

5. Houndmouth - Say It
Little Neon Limelight (2015, Rough Trade)

En mars 2012 Houndmouth existe depuis moins d'un an et joue au festival SxSW d'Austin pour faire la promo de son premier EP éponyme. Dans le public le boss du label Rough Trade, Geoff Travis, se dit qu'il tient quelque chose. Quelques semaines plus tard les quatre musiciens de New Albany dans l'Indiana ont un contrat en poche et commencent leur ascension. En mars 2015 ils sortent leur rafraichissant second album, Little Neon Limelight, une invitation à partager un rock roots truffé d'enthousiasme. Leurs textes décrivent avec tendresse l'esprit de l'ancien ouest des Etat-Unis. Leur premier single, Sedona, dépeint une ville nostalgique des tournages de western, lorsqu'Hollywood amenait ses paillettes dans la région. Sur Say It un séducteur intéressé s'amuse des prétentions d'une femme qui se voit trop belle pour sa petite bourgade : Say it like you mean it / 'Til you believe / You're an ace in the hole / You ain't been happy for about a year / Cause your expectations are way up here / Shoot low. Comme l'affection cachée dans le rire, les douces notes du clavier de Katie Toupin suivent leur cours derrière le swing de Shane Cody, Zak Appleby et Matt Myers, qui mène la marche de sa voix claire. Tous ont contribué à l'écriture de Little Neon Limelight et tous se rejoignent au chant, passant de brillantes ballades blues à des charges folk rock pour peintre des personnages hauts en couleurs.

6. BØRNS - 10,000 Emerald Pools
Dopamine (2015, Interscope)

Garrett Borns a grandi dans le Michigan, dans une petite ville balnéaire aux jolies dunes de sable, au bord de l'eau fraîche des Grands Lacs. Ses parents le nourrissent au disco des Bee Gees, aux Turtles, aux Beatles... Il fait ses premières armes en jouant des reprises dans un bar à sushis de la ville, s'essayant à l'art délicat d'attirer l'attention des clients qui boivent un verre. Au lycée il se consacre à plusieurs groupes avant de partager son temps avec une formation audiovisuelle. Après une période de couchsurfing à Brooklyn il part à Los Angeles où il crèche dans ce qu'il décrit comme un "sanctuaire dans les arbres" à la lisière de la ville, sur les collines. Là, il compose et enregistre les fenêtres ouvertes et l'on peut parfois entendre des animaux sur les pistes de son premier EP, Candy. Parmi les 4 morceaux de Candy, sorti il y a un an, 10,000 Emerald Pools est un succès instantané. Sur une base de percussions volontaire BØRNS réussit à ralentir le temps et à reproduire la sensation d'un laisser aller sous la surface. Le calme rêveur et enivrant du morceau alterne avec une certaine excitation, comme une frisson, une libération de dopamine.

7. Neon Indian - Slumlord suivi de Slumlord's Re-lease
VEGA INTL. Night School (2015, Transgressive / Mom & Pop)

On ne devrait jamais parler de musique de manière factuelle, mais voilà. Neon Indian est le projet dream pop d'Alan Palomo. Alan Palomo, c'est aussi Vega, nom sous lequel il produit une musique irrépressiblement dansante, nourrie de disco et secouée de pop. Le nouvel album est un mariage. Il a été enregistré sur une période de quatre ans mais il faut retenir que Palomo a passé tout un hiver à bord d'un de ces paquebots dansants appelés Carnival Cruises outre-atlantique. VEGA INTL. Night School est animé d'un esprit de fête qui culmine sur Slumlord et Slumlord's Release, deux pistes sur l'album, en réalité inséparables tant on en veut encore à la fin de Slumlord. Comme aux pires heures de la décadence nocturne un dj s'écrie "è cosi che vive la discoteca" et perd le reste de sa diatribe sous l'intensité persistante d'une ligne de basse flamboyante et de percus exotiques. Des coups de tonnerre kavinskiens enclenchent la reprise, re-lâchent la bête dans un tourbillon de flashes et de néons orgiaques. It goes on and on and ...

8. Nathaniel Rateliff & the Night Sweats - I Need Never Get Old
Nathaniel Rateliff & the Night Sweats (2015, Bottleneck Music)

I Need Never Get Old ouvre en fanfare le premier album de Nathaniel Rateliff dans sa nouvelle formule soul brutalement entraînante. Après un passage remarqué au Tonight Show de Jimmy Fallon et le franc succès du dévastateur S.O.B. (son of a bitch, pour les incultes) dans les charts Spotify, Rateliff et sa bande ont entamé leur tournée d'automne en pleine bourre. Devant la curiosité du public et le succès du bouche à oreille, ce qui devait être une succession de soirées dans des salles de 300 personnes a dû prendre un peu d'ampleur pour continuer à afficher complet en quelques heures sur plus de 1000 sièges à chaque étape. Rien d'étonnant pour qui écoute l'album : la batterie est en place, la basse cogne juste et des renforts de sax, trompettes et trombones chamarrés déboulent à la première occasion pour porter les guitares dans un ensemble irrésistible sur scène. Cerise sur le gâteau, la voix de Nathaniel Rateliff a trouvé son tempo. Une véritable renaissance pour un artiste jusque là plus intimiste, adepte d'un style folk mêlant blues et americana plaisante mais souvent sans saveur. Avec les Night Sweats il ménage pas les effets : tantôt grave et implorant, tantôt épique et fiévreux, le natif du Missouri fait honneur aux glorieux ainés du label Stax.

9. David Bowie - Sound and Vision
Low (1977, RCA)

Un groove contagieux en quelques accords de basse et de guitare, un soupir d'extase sur un synthé iridescent, des voix encore enfantines à fredonner tout bas s'obstinent un "too-doo-doo" délicieux, Sound and Vision est indémodable. Bowie y chante en phrases courtes, Bowie y joue avec sa voix comme s'il dialoguait seul et remarque en passant : "Don't you wonder sometimes, about sound and vision ?". Chaque instrument a son petit rôle et tout s'assemble à la perfection, les pistes se recoupent et se répondent dans un arrangement parfait. En-dehors de toute structure classique verset/refrain, le morceau passe comme un songe et le voilà déjà qui se termine. En 1976, David Bowie se tire de Los Angeles où il commençait sérieusement à sombrer dans la coke et part se réveiller en Europe. Il va y composer certains de ses chefs-d'œuvre. Low sort en janvier 1977, une semaine après que Bowie a fêté ses 30 ans. Il a été enregistré aux abords de Paris et figure comme le premier album de cette période pourtant appelée "trilogie berlinoise". Bowie travaille avec Brian Eno et s'entoure de musiciens de talent pour enregistrer et synthétiser toutes ses influences krautrock, disco et expérimentales. Il livre un album intense et halluciné que son label - et la plupart des critiques de l'époque - furent incapables de comprendre.

  • A voir absolument : il y a quelques années, Beck a eu l'opportunité de réimanger Sound and Vision avec 157 musiciens et le résultat vaut le détour.